Plomberie nucléaire d'urgence dans les terres perdues de Fukushima
Le gouvernement japonais avait promis que l'on vivrait de nouveau à Fukushima comme avant la catastrophe du 11 mars 2011. On sait maintenant que ce ne sera pas possible... De notre envoyé spécial.
On se bouscule dans les couloirs exigus du quartier général d'urgence de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. Le seul bâtiment qui, le 11 mars 2011, avait pu maintenir son alimentation électrique et résister au cumul des trois féaux : le maxiséisme, puis le tsunami et enfin l'onde de choc radioactive qui avait plongé le site dans une invisible purée d'une soixantaine de radio-nucléides.
La suite est connue : le "panache plume", comme on l'appelle ici, larguait ses nuées de confettis contaminés au gré des vents et jusqu'à 80 kilomètres à l'intérieur des terres... Aujourd'hui, c'est toujours vers le même QG d'urgence que convergent une bonne partie des 4.000 travailleurs harnachés en cosmonautes. Et c'est dans la même petite salle de commandement que Hirohisa Kuwabara, le directeur adjoint de la centrale, reçoit pour la première fois un groupe de journalistes qui accompagne la délégation de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire (IRSN).
"Tepco n'est pas une source fiable"
Malgré les travaux herculéens des 30.000 liquidateurs, Kuwabara ne plastronne pas. "D'ici à un an, dit-il, nous espérons faire baisser la radioactivité du site à un dixième de son niveau actuel." Ce n'est pas du luxe. Pendant la visite en bus des 3,5 hectares du site, les dosimètres de la délégation française n'ont cessé de biper le long du littoral de l'océan Pacifique où un mur d'isolation de près d'un kilomètre est en construction. C'est même à cette hauteur qu'a été enregistré un pic de débit de 1 millisievert par heure. Soit la limite de précaution sur... une année entière.
Lorsque Jacques Repussard, directeur général de l'IRSN, prend la parole, les ingénieurs japonais se lèvent respectueusement et ajustent le blouson bleu pétrole de l'uniforme Tepco. Mais Repussard a beau rendre hommage au "professionnalisme" des cadres de l'entreprise, l'auditoire ne manifeste aucun signe de connivence. Faut-il imaginer que la petite phrase - "Tepco ne doit pas hésiter à expliquer les incidents que l'opinion mondiale est prête à comprendre" - ait laissé une ombre ?
Broutille ! Les salariés de Tepco sont habitués à essuyer des critiques bien plus acerbes. Ecoutez Masaya Hayakawa, directeur du quotidien "Fukushima Minpo Newspaper", qui déclare un peu plus tard à la délégation française au nom de tous ses confrères locaux :
Tepco n'est pas pour nous une source fiable sur l'état réel de la centrale, sur les fuites et la nature des risques. Non parce qu'ils falsifient les données, mais tout simplement parce que l'entreprise est dépassée, débordée et toujours plongée dans l'affolement. Tepco n'est pas en mesure de trier correctement ses propres informations..."
Ce magma métallique et minéral vitrifié hautement radioactif
Si les ingénieurs de Tepco ont replongé le nez dans leurs ordinateurs sans chercher le contact avec les Français, ce serait plutôt par humilité. Eux savent bien qu'ils ne sont qu'au tout début de la très longue marche de la reconquête du site de Fukushima. Leur intention, pour aujourd'hui, était juste de faire passer un message : le début du déménagement des 1.535 barres de combustible usé entreposées dans la fragilissime piscine nº 4. Ces mêmes barres qui furent à deux doigts de provoquer un incendie d'apocalypse en mars 2011.
"La stabilisation globale de la centrale semble désormais acquise, réagit Thierry Charles, chargé de la sûreté nucléaire à l'IRSN. Mais le démantèlement des réacteurs durera jusqu'à l'horizon de 2050. Et le plus délicat est à venir." Le plus délicat, ce sera certainement la désincarcération des coeurs des trois réacteurs de Fukushima. Des coeurs fondus, enfouis très profondément sous terre et réduits à l'état de corium : un magma métallique et minéral vitrifié hautement radioactif. Nulle part au monde une telle manoeuvre n'a encore été tentée.
En attendant l'échéance, Tepco pourra améliorer ses compétences en "plomberie nucléaire d'urgence". L'ex-centrale n'est plus en effet qu'une gigantesque usine à brasser, pomper, injecter, filtrer et stocker du liquide hautement radioactif. Quelques centaines de tonnes d'eau refroidissent chaque jour le magma des coeurs fondus. Sauf qu'une partie se perd dans le sous-sol déchiqueté transformé en passoire dont il conviendrait d'obturer les principaux orifices pour contaminer un peu moins massivement les fonds marins du Pacifique...
"Cette citerne-là était scellée avec des boulons et non par des soudures"
L'autre partie de cette eau chargée de radionucléides est acheminée vers les quelque 800 citernes alignées sur le site de la centrale. Au total, 350.000 tonnes sont ainsi stockées. A brève échéance, ce sera 830.000 tonnes. "Attention danger, note Thierry Charles, ces outres d'acier se corrodent et risquent de fuir de plus en plus." Le 8 août dernier, un conteneur de stockage laissait échapper 300 tonnes d'eau radioactive sur le site de la centrale. Explication de Tepco : "Cette citerne-là était scellée avec des boulons et non par des soudures."
Petite cause, grands effets : 50 centimètres au-dessus des flaques d'eau, la radioactivité émise atteignait 100 millisieverts/heure. Soit la limite d'exposition cumulée sur cinq ans pour un ouvrier travaillant sur une centrale. Rebelote le 22 décembre dernier : 1,6 tonne de liquide s'est répandue au-delà des digues de protection entourant les citernes d'eau radioactive... Responsable ? Cette fois, c'était la pluie...
Etre pragmatique et aller vite
La vérité, c'est que la promesse gouvernementale d'une restauration intégrale de la province deFukushima dans l'état qui était le sien avant le 11 mars 2011 commence à fléchir. Le gouvernement avait déjà dû interdire d'accès pour un temps indéterminé les zones habitées classées en rouge (320 km²) et en jaune (300 km²), mais il s'était engagé à ce que la zone verte de 430 km² soit rendue à ses propriétaires dès 2014. A la condition expresse que l'exposition radioactive moyenne maximale de 20 millisieverts par an ait régressé à un seul millisievert.
Il faut reconnaître que tous les moyens auront été mobilisés pour parvenir à cet objectif formidablement contraignant : les rizières, les champs, les routes, les jardins privatifs, les égouts ont été curés, scalpés, abrasés au tractopelle ou à main d'homme mètre carré par mètre carré. Mais le compte n'y est pas. Dans la ville d'Itate, le maire, Norio Kanno, qui voudrait bien récupérer le plus rapidement ses administrés évacués, "notre diaspora", dit-il, préférerait que le seuil de radioactivité autorisant le retour soit plus permissif. "Entre 1 et 5 millisieverts par an, confie t-il. Il faut maintenant être pragmatique et aller vite."
Le gouvernement est sur la même ligne : "L'impératif officiel de 1 millisievert pour 2014 se transforme en objectif de long terme", confirme un expert de l'ambassade de France. Une révision qui ouvre une nouvelle ère : "Ce que les Japonais sont en train d'expérimenter, note le directeur général de l'IRSN, Jacques Repussard, c'est une coexistence raisonnée avec la radioactivité forte ici, faible là et résiduelle ou inexistante ailleurs." Du jamais-vu.